UTMB 2022 :

Plie mais ne romps pas

Une course / deux récits

L’UTMB dessine une grande boucle de 170 km.

De Chamonix à Chamonix, c’est un retour à la case départ dont on ne peut pas revenir le même. Parce que rien ne peut se passer comme prévu, c’est une aventure pour les coureurs et ceux qui les suivent.

Pour ma première participation, je l’ai expérimentée avec fracas, elle l’a subie avec tracas.

Ecrits chacun de leur côté, sans échange, ces deux récits finissent par se croiser.

A show poster for Kellar
A show poster for Kellar

Côté Pile, l'intérieur de la course

"Tête aux vents, tu parles ! Plié en deux par un lumbago depuis quatre heures, j’ai plutôt la tête dans les cailloux."
Benjamin Steen

De tous les points de passage de l’UTMB, il porte le nom le plus poétique.

Dernier des dix sommets de la course à plus de 2000 mètres d’altitude, à dix kilomètres de Chamonix, j’avais imaginé la Tête aux vents comme une arrivée avant l’arrivée. Depuis le col des Montets, 800 mètres plus bas, on y accède par l’ascension d’un impitoyable mur en zigzag connu pour ses marches hautes comme une moitié d’humain, puis un sentier en balcon truffé de pierres. Une fois ces obstacles passés, on est censé se retrouver devant un panorama à couper le souffle face à la mer de glace.  

Mais quand j’atteins le poste de contrôle, à 4 heures du matin, après 34 heures de course sans sommeil, je ne suis ébloui que par le phare du bénévole.

« Asseyez-vous là », me dit-il en m’indiquant une pierre en bordure du chemin.

Il s’écarte pour aller donner un coup de pied dans le sac de couchage de son collègue qui dort sur le sol. C’est l’heure de la relève.

« Ça va? », demande-t-il en revenant vers moi. Cette question, on vient de me la poser 300 fois dans toutes les langues. Je fais peine à voir, c’est une évidence.

Depuis minuit, j’avance à la vitesse de 2,07 km/h. Tomio Suyama, un quinquagénaire japonais classé dernier de la course en 47h11, passera ici à un rythme plus soutenu de 2,7km/h. Il n’y a pas de quoi être fier ni très optimiste, mais seul assis sous un ciel étoilé, je souris du paradoxe : Tête aux vents, tu parles ! Plié en deux par un lumbago depuis quatre heures, j’ai plutôt la tête dans les cailloux.

Quand mon dos a commencé à lâcher après 140 km de course, j’ai d’abord contourné le problème en courant sur la pointe de pieds. Le stratagème m’a permis de relever la tête une dizaine de kilomètres. Mais par effet domino, sont rapidement apparues de nouvelles douleurs musculaires de chaque côté de la colonne vertébrale, insoutenables celles-ci en position redressée.

Depuis, j’avance comme un vieillard, le bâton gauche pour faire levier, le droit au creux de l’épaule pour éviter de piquer du nez.

J’ai retrouvé dans mon téléphone un SMS envoyé à Tatiana à 2h33 :

« J’explose complet, je n’avance plus. »

Il ne s’agissait pas de me plaindre, plutôt de l’informer de la situation. La dernière fois qu’on s’était vu au col des Montets, je lui avais fait part de mes petits calculs.

« Chaque pas me rapproche de l’arrivée. Même à quatre kilomètres/heure, j’en ai pour quatre heures, t’inquiète, ça va le faire. »

Les quatre heures se sont écoulées et je n’ai pas fait la moitié du chemin.

« Tu veux que je vienne te chercher ? », me demande-t-elle quand on se parle au téléphone.

« Sinon, me propose-t-elle, tu vas à la Flégère et tu attends que les télécabines se mettent en route... »

Ma rencontre avec l’UTMB remonte à 2011. Au fil de mes reportages sur la SaintéLyon, j’avais fait la connaissance d’Anne Gery, la cheffe historique des relations presse de l’événement.

« Tu devrais venir voir ça », m’avait-elle dit. Me convaincre n’avait pas été difficile. Quelques jours avant la course, elle avait aussi facilité un entretien avec Kilian Jornet dans son petit appartement des Houches. Il fallait contourner un cairn de chaussures avant de pénétrer dans un deux pièces dont la déco se résumait à une carte du massif du Mont-Blanc. En le quittant, j’étais fasciné par le personnage et la course qu’il s’apprêtait à gagner pour la troisième fois.

Depuis, je revenais chaque année ou presque en reportage sur le parcours, à une époque où, après avoir dormi dans la voiture en bordure du lac, j’avais le privilège de m’assoir à la table du leader au ravitaillement de Champex. Inutile de présenter son accréditation vu le peu de journalistes présents.

Parce qu’ils manquent de lucidité à l’arrivée, j’avais pris l’habitude de laisser les champions dormir avant d’aller leur demander de se raconter.

Avec François D’Haene, on avait refait la course dans sa cuisine puis chez Tête de cochon, un restaurant du Beaujolais où il nous avait commandé des énormes steak-frites et des pichets de rouge.

C’était le temps où, au cul de la voiture de son manager, j’avais convenu avec Xavier Thévenard de se voir deux jours plus tard chez lui dans le Jura. Il m’avait conduit dans sa chambre pour me montrer le drapeau de l’UTMB décroché d’un lampadaire de Vallorcine et raccroché au-dessus de son lit. Parce qu’on avait parlé des heures, il m’avait gardé pour manger :

« T’aimes le boudin noir? C’est super pour la récupération. »

Il avait sorti un bloc du congélateur et me l’avait servi accompagné de rondelles de courgettes et de carottes crues.

« Tu veux de la vinaigrette avec? »

On était très loin de la folie qui étouffe aujourd’hui les vainqueurs dans les rues de Chamonix. Et moi encore plus loin d’imaginer passer un jour de l’autre côté des barrières sur la Place du triangle de l’amitié le dernier vendredi du mois d’août.

Mais on n’observe pas l’UTMB à travers le judas sans éprouver le désir d’ouvrir la porte pour sonder la course de l’intérieur.

On ne voit bien qu’avec les jambes. C’est ainsi que je m’étais mis à courir en 2010. A force de suivre la SaintéLyon comme journaliste, ma curiosité m’avait poussé à aller voir ce qu’il se jouait dans le secret de la nuit des monts du Lyonnais. Quelques mois de préparation avaient suffi pour venir à bout de cette aventure les pieds dans la neige et instiller en moi le virus de l’ultra. Pour l’UTMB, il m’a fallu deux ans en rabotant les délais et en usant – j’avoue - des privilèges de la carte de presse. Une année pour disputer deux courses qualificatives et une autre pour s’entraîner chaque jour ou presque avec un obsédant compte-à-rebours dans la tête.

Onze semaines avant l’UTMB, par exemple, alors que je roulais à vélo sur une route en ligne droite, une trottinette électrique avait surgi de nulle part. Sans avoir le temps de me rendre compte de ce qu’il m’arrivait, je m’écrasais au sol la tête la première. Quand je me relevais de cet effrayant crash, ma première pensée avait été de radiographier mes blessures aux cervicales et à l’épaule, histoire de vérifier que rien ne m’empêcherait de poursuivre la préparation.

Voilà pourquoi le cœur bat si fort une fois sur la ligne de départ. Je m’étais promis de ne pas me faire avoir par Vangelis. La vérité c’est que face au mont Blanc, alors que les 2700 participants observent un impressionnant silence, impossible de ne pas avoir la gorge serrée pendant que sonne Conquest of paradise. J’avais prévu surtout de ne pas m’emballer dans les premiers kilomètres… Mais j’ai eu beau arriver trois quarts d’heure avant le départ, j’ai devant moi des centaines de coureurs serrés les uns contre les autres. Et face à nous un entonnoir géant formé par le public sur plusieurs kilomètres. Alors je slalome à une allure déraisonnable porté par la ferveur de Chamonix. 

Je profite des huit kilomètres vers les Houches pour passer mes sensations au scanner. Je suis parti avec une petite douleur au-dessus du fessier gauche en espérant qu’elle me laisse tranquille une fois chaud. J’en suis effectivement vite débarrassé. En revanche, une pointe à la cuisse droite ne me lâche pas. Si les premiers kilomètres de plat ne m’inquiètent pas, je redoute la première grosse descente vers Saint-Gervais. Une sorte de piste noire droit dans la pente. Mes craintes étaient fondées. Jusqu’aux derniers lacets, une vive douleur m’empêche de dérouler ma foulée. Et puis soudain, elle disparait sans savoir ni pourquoi ni comment. Mon UTMB peut commencer.

Alors qu’il a plu toute la journée, le soleil a fait son apparition juste après le départ, gorgeant l’air chaud d’humidité. Quand j’arrive aux Contamines, après une trentaine de kilomètres, je suis trempé de sueur, au bord de la déshydratation. Je le comprends quelques minutes plus tard dans l’ascension du Col du Bonhomme avec un début de crampes dans les mollets.

Il fait nuit mais je connais bien cette longue ascension ni très technique ni très raide. Sur le coup, je m’en veux d’être parti si vite. L’alerte a le mérite de me recentrer sur mon ambition initiale : finir. Alors j’entre en ultra. Qu’importe si des coureurs me dépassent, je suis concentré sur mon rythme et le moment présent. C’est la clé : surtout ne pas se projeter, ne pas se laisser parasiter ni par les autres concurrents ni par le kilométrage à trois chiffres restant à couvrir, ne visualiser que la prochaine difficulté, franchir les étapes unes après les autres. Aller à l’essentiel : avancer, boire, manger. 

J’atteins le sommet du Col de la Seigne dans cette disposition positive. Je passe les redoutées Pyramides calcaires avec prudence jusqu’au Lac Combal et je profite de l’aube magnifique de l’autre côté de l’arête du Mont-Favre en pensant à la purée de pommes de terre qui m’attend à Courmayeur. Juste avant de basculer dans la partie finale de la périlleuse descente - entre énormes marches d’escalier et racines - je rattrape Julien, un partenaire d’entraînement.

Quelques semaines avant l’UTMB, nous avions partagé une longue balade dans la Chartreuse. Je suis heureux de le retrouver mais il grimace. Il souffre de tendinites aux genoux et ne digère plus rien depuis plusieurs heures. Il m’encourage à terminer en me laissant entendre qu’il n’ira pas plus loin. Je l’abandonne en me disant que je ne vais pas si mal. 

J’ignore quand les choses ont commencé à dérailler. Pas encore dans le Grand col Ferret (102e kilomètre). On dit qu’à partir de ce sommet, point-culminant de la course, on peut envisager de rallier l’arrivée. Mais je sais aussi que les 30 kilomètres de descente qui suivent laminent les cuisses. Après le ravitaillement de La Fouly, où j’ai dû recracher la tranche de saucisson que je mastiquais depuis deux minutes, je ressens un court moment d’euphorie. Je cours sans difficulté jusqu’au pied de Champex où je retrouve Tatiana et les enfants. Je ne les ai pas vus depuis Courmayeur, une cinquantaine de kilomètres plus tôt. Elle me confirme que je respecte mes temps de passage calculés pour arriver entre 32 et 33 heures.

Ma stratégie nutritionnelle est assez simpliste : manger des aliments salés (purée de pommes de terre et pâtes) plus quelques barres entre les ravitaillements. Après avoir fini plusieurs courses l’estomac au bord des lèvres, j’ai banni gels, pâtes de fruits et boissons de l’effort. Sous le regard inquisiteur de Tatiana, je mange mais sans doute pas assez. J’ai encore en tête le morceau de saucisson recraché au ravitaillement précédent.

Quand je repars, j’ai le sentiment de ne pas avoir refait le plein d’énergie. Il reste environ 45 kilomètres. Peu et beaucoup à la fois.

A la sortie de Champex, j’entre dans un secteur que je ne connais pas jusqu’à Vallorcine. A la lecture du profil, les deux ascensions à venir semblent plus courtes que les précédentes. J’ai cependant souvent entendu parler de la montée vers les alpages de Bovine comme d’un sale moment à passer. Je ne suis pas déçu. Dès que le sentier se cabre, je comprends qu’atteindre le sommet va être long. La pente est rude. Pour la première fois depuis le départ, je commence à faire des concessions avec mon crédo  qui consiste à avancer lentement oui, mais s’arrêter non. Je m’accorde des pauses dans les virages en appui sur les bâtons. Une fois au sommet, on atteint la Giète, une sorte de vieille étable en pierres. A l’entrée, je dois baisser la tête pour passer sous la voûte, sans réussir à me redresser complètement.

Tiens, tiens…

Dans l’immédiat, la situation ne m’inquiète pas. L’an dernier, j’ai fini l’Ultra 01 (175km, 8000m D+) en courant au ralenti le dos courbé, mais en courant quand même.

Mon optimisme ne dure pas. En arrivant à Trient (km 140), je penche salement vers l’avant. Tatiana réussit à me convaincre d’aller consulter les kinés. Ils diagnostiquent une grosse contracture au-dessus du fessier gauche alors que mes abdos ont disparu sous la cage thoracique. Je repars avec des « straps » sur le dos et sur le ventre histoire de me gainer artificiellement. Un kit de fortune. Le kiné m’avait prévenu :

« Si ça te gêne ou si ça te gratte, tu l’enlèves.»

Je m’enfonce dans ma deuxième nuit de course, direction les Tseppes. L’ascension n’est pas agréable mais, au moins, je parviens à mettre un pied devant l’autre. En revanche, la descente marque le début de mon calvaire. En courant sur la pointe des pieds, j’arrive à conserver un rythme à peu près correct et à m’accrocher à la foulée de deux concurrents. C’est supportable tant que je cours sur une interminable piste rouge. Mais lorsque le parcours oblique droit dans la pente pour plonger vers Vallorcine, mon dos ne me porte plus. Je m’effondre littéralement au ravitaillement.

En repartant, je sais que je vais terminer. Il reste 18 kilomètres, pas loin d’être les plus difficiles du parcours. J’ai reconnu il y a quelques semaines la montée de la Tête aux vents et la descente de La Flégère vers Chamonix pleine de racines en travers du chemin. Mais une fois là-haut dans la montagne, je n’aurai pas d’autre option que de redescendre vers l’arrivée. J’avance par nécessité. Je ne me suis pas entraîné toute l’année comme un hamster sur la Montée du Petit Versailles à côté de chez moi, ou seul en montagne pendant des heures, pour abandonner à 18 kilomètres de l’arrivée. C’est trop près, la possibilité de revenir un jour ici trop aléatoire.

Je me répète cette citation attribuée à Lance Armstrong sans avoir vérifié s’il l’a effectivement prononcée :

« La douleur est temporaire, l’abandon est définitif. »

D’ailleurs, est-ce vraiment de douleur dont il s’agit ? Je n’ai pas si mal que ça tant que je reste plié en deux sur mes bâtons.

Malgré le manque de sommeil, je conserve ma lucidité. Lors de l’Ultra 01, des hallucinations étaient apparues après 25 ou 26 heures. La toute première avait jailli à un croisement avec un sentier forestier. Un bébé tout rose était là pour m’indiquer le chemin. J’avais tourné la tête à la recherche de ses parents avant de prendre conscience de mon délire. Je m’étais ensuite amusé de ces racines, pierres ou branches prenant l’apparence de visages, de personnages ou d’animaux effrayants dans mon cerveau. Rien de tout ça cette fois. Mon esprit ne s’autorise aucune divagation comme s’il ne pouvait pas s’échapper du but à atteindre.

 En revanche, j’avance dans un couloir peuplé de discours contradictoires. Une voix intérieure m’engueule:

« Il n’y a pas idée de se mettre dans un état pareil. »

Une autre me rappelle que le monde se divise en deux catégories :

« Il y a ceux qui sont allés au bout de la grande boucle et ceux qui ne l’ont pas fait. »

Enfin parvenu aux portes de Chamonix, un bénévole m’autorise à zapper le passage sur l’échafaudage construit pour enjamber la route. Tatiana et les enfants m’attendent juste de l’autre côté depuis plusieurs heures.

 Ma fille Pilar est en larmes :

« Papa, relève-toi ! »

Je lui réponds que « je ne peux pas » mais qu’il n’y a pas de raison de pleurer :

« T’inquiète, tout va bien. »

 On termine tous les quatre à deux à l’heure dans les rues de Chamonix qui commencent à se remplir.

Des concurrents me doublent dans l’indifférence alors que les spectateurs présents sur le bord de la route m’envoient des « bravos » que j’ai du mal à interpréter. J’aurais aimé être saisi d’une joie intense une fois sous l’arche d’arrivée.

Je ne suis ni ému, ni soulagé comme si j’avais intégré depuis longtemps que j’allais finir. Pour l’heure, je ne pense qu’à ces huit dernières heures au ralenti qui gâchent mon chrono final (38h20) et à l’image pathétique que je viens d’offrir.

Je m’endors sur ce sentiment d’échec et me réveille 24 heures plus tard, toujours aussi plié, mais dans un état d’esprit plus positif. Après tout, je suis allé au bout, je ne demandais pas plus que de faire le tour de cette grande boucle en une fois. Là où je voyais un état pitoyable, les nombreux messages qui me parviennent évoquent plutôt la suprématie du mental sur le physique.

Cinq jours plus tard, un inconnu m’écrit un long texte. Il me raconte qu’il m’a encouragé à Vallorcine. En retour, je lui aurais adressé un « regard déboussolé et hagard » dont je n’ai pas le moindre souvenir.

« J’ai partagé avec mon groupe cet instant, poursuit-il, et c’est alors que deux questions nous ont préoccupés : abandon ou la persévérance ?, héroïsme ou inconscience ?  (…) Quelle surprise et quel soulagement d’apprendre qu’après plus de 8 heures, vous avez franchi cette ligne d’arrivée. Nous avons eu réponse à notre première question. La réponse à la deuxième divise. Mais de mon côté, je pencherais sans hésiter sur l’héroïsme. »

C’est très gentil, j’en rougis encore. Mais la vérité, c’est qu’à aucun moment, je me suis demandé si je devais continuer ou pas.

Comme il aurait fallu s’y attendre, ce n’était pas l’aventure espérée. Je ne l’ai pas admis tout de suite, c’était beaucoup plus fort.▪️

A poster illustrating Kellar's "self-decapitation" illusion
A show poster of Kellar and 3 red devils
A show poster for Thurston the Great Magician
A show poster for Thurston the Great Magician

Côté Face, l'assistance

"L’impuissance me rend folle. Personnage secondaire de l’histoire, mon rôle se limite à l’attente. "
Tatiana VAZQUEZ
A poster of Thurston. World's famous magician and wonder show of the earth
An illustrated poster of Thurston levitating an Egyptian princess

En y repensant, j’ai honte.

A ce moment-là, j’ai envie que tu tombes, que tu te fasses mal et que tu sois contraint à l’abandon. Je veux que tout cela s’arrête. Après 160 kilomètres de course et d’efforts dans l’Ultra Trail du Mont Blanc, après tant de joie, et alors que l’aventure devient une véritable épreuve, tout en moi hurle « Stop».

Cela fait 32 heures que tu es parti. On est dimanche, il est 3 heures du matin.

C’est l’heure à laquelle l’application "Live trail" t’annonce à la Tête aux Vents. Et j’ai beau rafraichir, tenté de mesurer en zoomant sur la carte, le fait est que tu es encore loin. J’estime qu’il te faudra plus d’une heure pour y parvenir. Une heure pour la Tête aux Vents. Combien pour la Flégère ? Combien pour redescendre ? Combien pour boucler la grande boucle du mont Blanc? Combien pour te retrouver ? Je me perds dans mes estimations. Je n’arrive plus à compter. Je suis fatiguée.

Et surtout, il faut bien l’avouer : je crève de trouille. J’ai peur que tu ne reviennes pas.

Je me refais le film et je m’en veux de t’avoir encouragé à gravir la montagne - « Allez mon Ben, allez » - depuis le col des Montets, de t’avoir poussé à t’élancer dans cette pente raide de 7 km, alors que tu n’en finis pas de plier sous ton poids. Et à Vallorcine ? Comment ai-je pu te laisser repartir alors que ton entrée fracassante sous la tente du ravitaillement m’avait pris au ventre. Tu as manqué te prendre les pieds dans le tapis, en perdant l’équilibre pour t’asseoir sur le banc. Les regards se sont tournés vers nous, inquiets. Pourquoi n’ai-je rien dit d’autre que « tu veux des pâtes ? tu veux mettre des manches ? Tu as encore des piles dans ta lampe ? Je vais remplir tes gourdes. »

Je ne feins plus l’enthousiasme du ravitaillement précédent, à Trient. Je me revois t’annoncer qu’à partir de maintenant, je suis passée en mode « gladiatrice » comme si l’UTMB était mon colisée. Je complète dans ma tête : « Ceux qui te saluent, vont mourir ».

Une bêtise d’autant plus futile que tu me réponds par l’humilité. Toi, tu es juste prêt « à finir ce qu’on a commencé ». Quelques minutes plus tard, tu te remets péniblement debout. Un pas après l’autre, déjà plié en deux, appuyé sur tes bâtons. Tu ne les lâcherais plus jusqu’à l’arrivée.

La nuit est aussi noire que mes pensées. J’imagine qu’on m’appelle, qu’on me dit que tu as glissé. Certaines versions te donnent salement blessé. D’autres, que ce n’est pas trop grave mais qu’il faut que je vienne te récupérer. Dans ce scénario, je te dis que c’est grand et beau d’en être arrivé là. Surtout, je me dis que c’est fini et je suis soulagée. Le long terme n’existe pas.

A photo of Thurston performing the levitation illusion with a woman dressed as a princess.

Sur le siège arrière, l’enfant petit s’est assoupi. Je croise les doigts pour qu’il ne se réveille pas. Qu’il ne m’interroge pas :

« Il est où papa ? »

A mes côtés, l’enfant grande dort aussi. Plus de dix ans se sont écoulés depuis sa première rencontre avec l’UTMB. C’était la tienne aussi et tu m’avais conviée à venir découvrir cette épreuve alors réservée aux surhommes. 170 kilomètres autour du mont Blanc : c’était cent de plus que notre SaintéLyon, celle qui m’avait fait vivre ma première nuit blanche d’attente, à la faveur de ta première participation. C’était en 2010, l’enfant grande n’avait pas un an.

Là, mal installée sur le siège incliné, elle s’est enroulée autour de la ceinture accrochée, afin qu’elle ne se mette pas à sonner au moment où je remettrai le moteur en marche. Une nouvelle fois, il faudra tourner la clé pour réchauffer l’habitacle et mettre le téléphone à recharger. Je roulerai en direction d’un bout de forêt loin des lumières de Chamonix, et pourtant si près de la ligne d’arrivée. 3 kilomètres dans un sens. 3 kilomètres dans l’autre. Combien d’aller-retour avons-nous fait ? A quel moment ai-je vu ce renard, immobile dans mes phares ? Quand me suis-je rendu compte que pour la deuxième soirée consécutive, les enfants n’avaient pas mangé ? Par quel étrange hasard, moi qui n’ai aucun sens de l’orientation, me suis-je retrouvée au pied du téléphérique, le nez sur la carte de l’office du tourisme à évaluer comment je pourrais monter droit dans la pente pour te récupérer ?

L’impuissance me rend folle. Personnage secondaire de l’histoire, mon rôle se limite à l’attente. La nuit est prise dans une nasse informe, ponctuée par ton avancée de point rouge en point rouge. Soudain, la Tête aux Vents, c’est fait, mais le soulagement est de courte durée. Je pensais que c’était le sommet. En fait non, il te faut pousser jusqu’à la Flégère pour venir à bout du dénivelé. Quelques jours plus tard, j’ai vu une vidéo et mesuré par quoi tu étais passé. Il y a les pierres, énormes et instables. Il y a le balcon magnifique qui semble dangereux, même de jour. J’ai imaginé, dans le noir profond, ton pas mal assuré, ta frontale rivée au sol, tes bâtons qui se coincent. Il n’y a que toi qui peut raconter.

Au col, tu m’appelles. Ou c’est moi. On ne se parle presque pas.

Je dis :

« ça va ? »

Tu dis :

« c’est dur, mais ça va. »

Je demande :

« T’as mal ? »

Tu réponds :

« c’est dur, mais ça va. »

Tu affirmes qu’on se voit bientôt. Je n’ose pas demander quand. Du bout des lèvres, je suggère que tu attendes le lever du jour pour redescendre en téléphérique. Moi-même je n’y crois pas. Tu n’arrêteras pas. Et personne ne t’arrêtera.

Avant ton appel, j’ai regardé le film de ton arrivée au ravitaillement : on te voit avancer comme un petit vieux, à la queue leu-leu derrière d’autres coureurs. Tout juste les bénévoles t’ont-ils proposé de t’asseoir alors que tu manquais de t’écrouler. Comment vas-tu pouvoir terminer dans cet état de corps ? Tu n’avances plus. Tu exploses. Tu as parcouru 11 kilomètres en 5 heures.

Il reste 7 kilomètres. Il te faudra plus de trois heures.

Raconté comme cela, on pourrait penser que je fais du Zola. Que tout était sombre et dur. Ce n’est pas vrai. Mais à cet instant, le début de la course me semble une autre vie. Une vie parallèle.

Une vie de ferveur aussi intense que la foule qui se presse sur la ligne de départ, à Chamonix, le vendredi à 18 heures. Ici, agglutinés dans le premier virage, on joue des coudes pour être en première ligne. On ne crie pas, on harangue les coureurs qui s’élancent, entre larmes et sourires. Vous ne savez pas vers quoi vous partez. Un rêve ? Un défi personnel ? Une case à cocher ? Conquest of Paradise ? Cela fait des mois que tu ne vis que pour cet instant-là. Chaque jour de liberté, tu files avaler les kilomètres autour de Chamonix. Quand le décompte est lancé, tu ne peux pas être plus prêt.

En réalité, cela fait des années que tu tournes autour du mont Blanc, enchaînant les ultras. Tu ne le dis pas, mais course après course, tu prépares ta rencontre avec l’UTMB. Après l’avoir documentée au fil des éditions avec ta casquette de journaliste, tu ne pouvais que passer de l’autre côté.

« Vivre pour la raconter. »

Ces derniers mois, c’est devenu une obsession silencieuse. L’enfant petit est le seul réellement à la verbaliser dans la famille : à l’assaut du Monte-Cinto, cet été, il se prend pour Kilian Jornet. Il rêve d’exploser son record. Il aura 17 ans et demi quand il franchira la ligne d’arrivée de l’UTMB en moins de 20 heures, lui. Le rendez-vous est pris.

C’est dire si quand la musique de Vangélis retentit, notre sort familial est scellé. C’est l’enfant grande qui te reconnait quand tu passes le virage sous la Poste centrale. Elle hurle :

« Allez papa! »

Et immortalise l’instant. Tu portes ta casquette à l’envers et tes lunettes de soleil. Tes bâtons sont dans leur fourreau.

Combien d’Allez papa y aura-t-il eu ? Sans doute des centaines. A commencer par Saint-Gervais, kilomètres 20. Kilian Jornet est en tête, c’est l’unique fois où on le verra. L’unique fois aussi où l’enfant petit aura pu encourager Casquette verte. Mais c’est de toi et uniquement de toi dont il sera question pour les prochaines 72 heures. Avec toi que l’on a rendez-vous. Toi que l’on attend.

Tu es parti depuis quatre heures quand on te retrouve aux Contamines. Et pour la première fois, on s’engage dans la voie de l’assistance, cet espace réservé aux deuxièmes lignes, celles qui massent, nourrissent, changent, encouragent, prévoient et assurent.

Dans cet espace, il n’y a plus de père, de mari, de fils, ni de mère, d’épouse ou de fille. Vous êtes nos coureurs et nos coureuses.

Tu es mon coureur. Dossard : 1081.

Sous le chapiteau, fourmilière géante, l’agitation coupe la chique à l’excitation de l’enfant petit, impressionné par l’adrénaline qui imprègne les lieux. Les coureurs ne sont pas encore fatigués, ils sautent sur place tout en avalant des bananes. Toi aussi, tu manges debout. Première inspection de corps : un mal aux cuisses passager et une grosse suée. Je pense « ça promet ».

30 km : ok.

Il aura suffi de quelques minutes. Nouvelle virée en navette : celle-là nous mène à Notre Dame de la Gorge, cascade fluorescentes de led et concert de cloches de vaches XXL. On te loupe de peu. La nuit nous saisit. On piétine dans l’herbe mouillée.

A minuit, on se résout à rentrer. L’enfant petit grelotte, grimpe sur mon dos et s’endort instantanément tandis que je découvre qu’il n’y a plus de bus. Alors, je suggère à l’enfant grande de tendre son pouce pour faire du stop. L’UTMB est fait de solidarité, à l’intérieur comme à l’extérieur de la course. On avance seul mais ensemble. Une voiture de location s’arrête. Une Mexicaine et ses quatre enfants faisant l’assistance du père (et mari) se tassent pour nous faire de la place. Ils ont traversé la moitié du monde pour l’UTMB. Durant 15 kilomètres, nous discutons en anglais et rions beaucoup. Nos enfants dorment empilés les uns sur les autres à l’arrière. Nous sommes les mêmes. Pendant ce temps, tu files vers ta première nuit, direction le col du Bonhomme.

Item 1 of 1

Couchés tard. Levés tôt.

A 4 heures du matin, le samedi, je me retrouve à préparer de la purée et du café. Je vérifie : tu as avalé le col de la Seigne, les Pyramides calcaires, le lac Combal. Tu es dans le mont Favre. Et dans tes temps. Moi je suis large. Je charge dans la voiture les enfants endormis et le sac d’assistance. Direction Courmayeur, à mi-course.

7h09. Tu es à l’heure. Pile à l’heure. Incroyablement rapide. Incroyablement bien classé (300e au général). Et incroyablement en forme pour un mec qui n’a pas dormi de la nuit et vient de parcourir 80 kilomètres. C’est une distance que tu maîtrises. Pour la photo que j’envoie aux amis et à la famille, tu lèves les bras.

Ne lâche rien », je crie.

Et puis « Je t’aime », aussi.

Après l’Italie, c’est la Suisse, en mode cliché, et pour ne rien gâter le soleil se lève sur la montagne. On n’est pas pressé. Avant de nous retrouver, tu dois monter au refuge Bertone, et affronter le grand Col Ferret. Alors, à Orsière, on s’offre un chouette petit-déjeuner. L’enfant petit commande une glace deux boules. L’enfant grande, un pisse mémé « Nuit Calme ». Devant mon café, je profite : faire ton assistance nous soude en équipe.

Plusieurs fois depuis, toi et moi, on en a reparlé. Et plusieurs fois tu m’as confié que tu ne savais pas vraiment quand tu avais commencé à avoir mal au dos. Je ne peux pas répondre. La seule chose que je sais, c’est quand, pour moi et les enfants, la course a pris un virage à 180°C. C’était pile, 10 heures après ce moment parfait.

J’avais décidé de te faire une surprise. On était censé se retrouver à Trient pour le ravitaillement mais j’avais vu qu’on avait le temps et la possibilité de te voir passer au col de la Forclaz. J’avais autorisé l’enfant petit à remonter le chemin pour venir à ta rencontre. Après l’avoir perdu de vue un moment je l’ai aperçu, cavalant dans ma direction. Essoufflé, d’un trait, il lâche :

« Papa a mal au dos. »

Ca me fait l’effet d’une décharge électrique. C’est aussi cela l’ultra. Des moments d’euphorie. Et soudain, le doute qui balaie toutes les grandes joies, y compris cette incroyable après-midi passée, quelques heures plus tôt, à Champex-Le-Lac, à t’attendre dans la base de vie. Ici, les assistants sont choyés autant que les coureurs. Le soleil est de la partie, propices aux rencontres. Ici, tout le monde attend son coureur, unique centre d’intérêt et seul sujet de discussion.

Il y a ceux aussi à qui on ne parle pas, rapport à la barrière de la langue. Rapport aussi au fait qu’ils sont impressionnants. On les regarde du coin de l’œil, transporter leur équipement et noter tout ce qui doit être inscrit dans un petit cahier relié. Combien et quoi le coureur a mangé. Ce qu’il a porté. Et les temps de passage, évidemment. Tout est trié dans des petits sachets en plastique. Il y en a même qui transporte des réchauds de camping. Il faudra y penser.

C’est là que l’on vit l’arrivée en direct de Kilian Jornet. Et dans son sillage, de Mathieu Blanchard.

« Et casquette verte ? », questionne l’enfant petit. Il est loin.

Toi, tu en profites pour débarquer. Cela fait six heures que l’on t’attend, on est tellement heureux de te retrouver. La dernière grimpette t’a fait mal. Après 130 kilomètres, je te trouve le teint transparent. J’insiste pour que tu manges davantage. En vain. On reprend la route ensemble vers le lac, les enfants t’encadrent avec fierté. Je fais cette photo de vous trois, magnifique, pour la famille.

J’écris que je te trouve « émacié » que tu as « mal aux cuisses surtout en descente ». Il n’est pas question de ton dos.

15 kilomètres plus loin, après la Giète, et juste avant Trient, il n’y aura plus que ça.

Ton dos. Ton dos. Ton dos.

Au loin, je t’aperçois. Tu as déjà perdu quelques centimètres. Surtout, tu es tordu : un peu penché, très cambré, le menton tourné vers le ciel. Le kiné t’ausculte et te scotche. Ce que je vois lorsqu’il soulève ton maillot me provoque un haut le cœur. Ton ventre n’est plus qu’un filet de peau claire. A peine quelques centimètres séparent le devant du derrière de ton corps. Tes organes se sont fait la malle. Je me reprends sans pouvoir me raccrocher au regard du médecin qui me lance, par en dessous, des coups d’œil inquiets. Aujourd’hui, je crois qu’il savait vers quoi tu te dirigeais et que résister à l’attraction terrestre ne servirait à rien.

Quand tu repars, je ne prends pas de photo. A la famille, j’écris sobrement :

« Etat de forme moyen. On se voit à Vallorcine, dans dix kilomètres et l’équivalent de deux mont Thou à monter et à descendre. »

C’est ce qu’il t’aura fallu pour complètement plier l’échine jusqu’à ne plus pouvoir te redresser. 1m30 que tu faisais, du sommet de ta casquette à la pointe de tes baskets, quand on te retrouve, dimanche, à l’entrée de Chamonix. Il est 8 heures.

Le matin s’est levé sur ma nuit blanche, faite d’angoisses et d’hallucinations. Je suis aussi hagarde et paniquée que tu es déterminé et calme. Etrangement calme pour quelqu’un qui menace de s’écrouler à chaque planté de bâton. Tu ne le sais pas mais cette longue marche en solitaire t’a plongé à l’intérieur de toi-même. Tu es au-dessus des problèmes physiques. Ton corps n’est pas un problème pour toi. Beaucoup plus pour ta fille qui pleure :

« Papa, relève-toi ».

On a mal de te voir courbé. On ne te reconnait pas. Quoique. Même si la démarche n’est pas sûre, tout le reste est campé et droit. Je te soutiens autant que je m’accroche à ton bras.

La traversée de Chamonix fait de toi un héros. Un guerrier. Un fou aux corps de verre mais au mental d’acier. Les applaudissements et les encouragements te portent vers la ligne que tu franchis après avoir parcouru les 18 derniers kilomètres en 8 heures. Ce n’est sans doute pas ainsi que tu te voyais finir ton premier UTMB. Mais il n’y a que toi qui pouvais finir comme ça.▪️

Le jour d'avant

Kellar has vanished and the princess remains.
Kellar has vanished and the princess remains.